L'HISTOIRE DE BILL ( chapitre 1 du livre " Les Alcooliques Anonymes "
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L'HISTOIRE DE BILL ( chapitre 1 du livre " Les Alcooliques Anonymes "
Chapitre 1
L’HISTOIRE DE BILL
A fièvre de la guerre était grande dans la petite ville de Nouvelle-Angleterre où, jeunes officiers
frais émoulus de Plattsburg, nous avions été cantonnés. Comme nous étions flattés lorsque les notables nous ouvraient la porte de leur maison, nous donnant le sentiment d’être des héros ! Tout chantait l’amour, le triomphe, la guerre ; moments sublimes ponctués d’intervalles des plus joyeux.
Enfin je participais à la vie et, au milieu de l’allégresse, j’ai découvert l’alcool pour la première fois. J’avais oublié les sévères mises en garde et les préjugés de ma famille au sujet de l’alcool. Le moment venu, nous nous sommes embarqués pour « là-bas... outre-mer ». Comme je m’ennuyais beaucoup, je me suis de nouveau tourné vers l’alcool.
Nous avons débarqué en Angleterre. J’ai visité la cathédrale de Winchester. Très ému, je suis allé me promener. Mon attention fut attirée par une épitaphe gravée sur une vieille pierre tombale :
Ci-gît un grenadier du Hampshire
Qui passa de vie à trépas
Parce qu’il buvait trop de bière.
On n’oublie pas un bon soldat
Qu’il meure par le mousquet Ou par le pichet.
C’était là un sinistre avertissement que je n’ai pas su prendre au sérieux.
Lorsque je suis enfin rentré au pays, à vingt-deux ans, j’étais déjà un vétéran des guerres à l’étranger. Je croyais en mes qualités de chef : les hommes de mon bataillon ne m’avaient-ils pas donné un témoignage spécial d’appréciation ? Mes aptitudes de meneur me hisseraient – je me plaisais à le croire – à la tête de vastes entreprises que je dirigerais avec la plus grande assurance.
J’ai suivi un cours du soir en droit et par la suite, j’ai décroché un emploi comme inspecteur dans une société de cautionnement. La course à la réussite était commencée.
J’allais prouver au monde entier que j’étais quelqu’un.
Mon travail m’a amené à Wall Street et, peu à peu, je me suis intéressé au marché des valeurs. Beaucoup y perdaient de l’argent, mais d’autres y faisaient fortune. Pourquoi pas moi ? J’ai étudié l’économie et les sciences commerciales en plus du droit. En raison de mon penchant pour l’alcool, j’ai failli échouer à mon cours de droit.
Je me suis présenté à l’un des derniers examens trop ivre pour écrire ou même penser. Même si je ne buvais pas encore de façon continue, ma femme s’inquiétait.
Nous avions de longues conversations au cours desquelles je tentais de la rassurer en lui disant que les hommes de génie avaient eu leurs meilleures idées sous l’effet de l’alcool... que les plus sublimes théories philosophiques étaient nées de la même façon
.
À la fin de mon cours de droit, je savais déjà que je n’étais pas fait pour cette discipline. J’étais envoûté par le tourbillon de Wall Street.
Les bonzes de la finance et du monde des affaires étaient mes héros. Mêlant alcool et spéculation, j’ai commencé à forger l’arme qui un jour se retournerait contre moi, comme un boomerang, et me réduirait en pièces.
En réduisant nos dépenses, ma femme et moi avions économisé 1000 dollars. Cet argent a servi à acheter des titres alors bon marché et peu recherchés. J’avais pensé, avec raison, que ces titres prendraient beaucoup de valeur un jour. Je n’avais pas réussi à convaincre mes amis de la bourse de m’envoyer examiner la gestion d’usines et d’entreprises, mais j’ai décidé avec ma femme d’y aller quand même.
J’avais développé la théorie voulant que la plupart des gens perdaient de l’argent à la bourse à cause de leur ignorance des marchés. Plus tard, j’allais découvrir beaucoup d’autres raisons.
Nous avons quitté nos emplois pour partir à l’aventure sur une motocyclette dont nous avions chargé le side-car d’une tente, de couvertures, de vêtements de rechange et de trois énormes annuaires de références boursières.
Nos amis nous disaient fous à lier. Ils avaient peut-être raison. Grâce à quelques spéculations heureuses, nous avions un peu d’argent de côté, mais il nous est arrivé une fois de devoir travailler dans une ferme pendant un mois pour éviter de puiser dans notre petit capital.
Je n’allais pas connaître avant fort longtemps un autre travail manuel honnête.
En une année, nous avons couvert tout l’Est des États-Unis.
Les rapports que j’avais envoyés à Wall Street pendant ce temps m’ont valu à notre retour un poste associé à un compte de frais. Cette année-là, l’exercice d’un droit d’option a donné lieu à des rentrées de fonds supplémentaires qui se sont traduites par un profit de plusieurs milliers de dollars.
Au cours des quelques années qui ont suivi, la chance m’a apporté argent et honneurs. J’avais réussi. Nombreux étaient ceux qui adoptaient mes idées et se fiaient à mon jugement dans cette ronde des millions sur papier.
La grande vague de prospérité de la fin des années vingt déferlait sur le monde économique. Prendre un verre était devenu une chose importante pour moi et mettait du piquant dans ma vie. En ville, on parlait haut et fort dans les boîtes de jazz. On dépensait des milliers et on parlait en millions. Les railleurs pouvaient bien se moquer et aller au diable. Je m’étais fait une foule d’amis des beaux jours.
Ma consommation d’alcool a augmenté sérieusement. Je buvais continuellement le jour et presque tous les soirs.
Les remontrances de mes amis dégénéraient en disputes et je me suis retrouvé tel un loup solitaire. Il y a eu de nombreuses scènes malheureuses dans notre somptueux appartement. Je n’avais jamais été réellement infidèle à ma femme car ma loyauté envers elle, parfois aidée par mon état extrême d’ébriété, me gardait de ces ennuis.
En 1929, j’ai eu la fièvre du golf. Nous nous sommes aussitôt installés à la campagne où ma femme m’applaudissait pendant que je tentais de surpasser les exploits de Walter Hagen. L’alcool a cependant pris le dessus plus vite que je n’ai pu rattraper Walter.
J’ai commencé à être saisi de tremblements le matin. Le golf constituait une occasion de boire tous les jours et tous les soirs. Je prenais plaisir à évoluer sur le parcours du club sélect qui m’avait tant impressionné lorsque j’étais jeune. J’affichais le magnifique bronzage des biens nantis. Le banquier de la localité me regardait déposer et encaisser de gros chèques avec un scepticisme amusé.
Puis, en octobre 1929, brusquement, l’enfer s’est déchaîné à la bourse de New York. À la fin d’une de ces journées infernales, je passais en titubant du bar d’un hôtel à un bureau de courtage. Il était huit heures, la bourse avait fermé ses portes cinq heures plus tôt. Le télégraphe fonctionnait encore. Je fixais un bout de papier sur lequel était inscrit XYZ-32. Le matin du même jour, ce titre cotait à 52. J’étais ruiné et plusieurs de mes amis aussi. Les journaux rapportaient que des hommes s’étaient suicidés en se jetant du haut des tours de la bourse. Cela me révoltait. Moi, je ne me suiciderais pas. Je suis retourné au bar.
Mes amis avaient perdu plusieurs millions depuis dix heures le matin. Et alors ? Demain était un autre jour. Tout en buvant, je me suis senti envahi à nouveau par la même détermination féroce de gagner que j’avais autrefois
.
Le lendemain matin, j’ai téléphoné à un ami de Montréal. Il lui restait encore beaucoup d’argent. Il croyait que je ferais mieux d’aller m’installer au Canada.
Le printemps suivant, ma femme et moi avions repris notre train de vie habituel. Je me sentais comme Napoléon au retour de l’île d’Elbe. Pas d’île Sainte- Hélène pour moi ! Mais l’alcool m’ayant rattrapé, mon généreux ami fut contraint de se séparer de moi. Cette fois, nous allions rester sans argent.
Nous sommes allés vivre chez les parents de ma femme. J’ai trouvé un emploi que j’ai perdu par la suite à cause d’une querelle avec un chauffeur de taxi. Heureusement, personne ne pouvait deviner que pendant cinq ans, j’allais demeurer sans emploi véritable et ne pas me dégriser un seul instant.
Ma femme avait trouvé du travail dans un grand magasin et quand elle rentrait à la maison épuisée, elle me trouvait soûl. Chez les courtiers, où je traînais, j’étais devenu un indésirable.
L’alcool n’était désormais plus un luxe mais une nécessité.
Deux et parfois trois bouteilles de gin de contrebande par jour avaient fini par constituer ma ration coutumière. De temps en temps, une petite transaction me rapportait quelques centaines de dollars ; j’acquittais alors mes dettes dans les bars et les casse-croûte. Le même manège se répétait sans cesse et j’ai commencé à m’éveiller très tôt le matin, secoué de violents tremblements.
Il me fallait boire au moins un grand verre de gin et six bouteilles de bière avant d’être en mesure de prendre mon petit déjeuner. Néanmoins, je demeurais convaincu de pouvoir maîtriser la situation et je traversais des périodes de sobriété qui redonnaient espoir à ma femme.
Les choses se sont détériorées peu à peu. Le créancier hypothécaire a saisi la maison, ma belle-mère est morte, ma femme et mon beau-père sont tombés malades.
C’est alors qu’une affaire prometteuse s’est présentée.
Les actions étaient à leur plus bas niveau pour l’an- née 1932 et j’avais réussi tant bien que mal à former un groupe d’acheteurs. Je devais toucher une part généreuse des profits. Une cuite magistrale m’a fait perdre cette occasion.
Ce coup m’a ouvert les yeux. Il fallait que ça cesse. Je me suis rendu compte que je ne pouvais plus prendre même un seul verre. J’en avais fini pour toujours. Jusque-là, j’avais fait quantité de belles promesses, mais ma femme a senti, tout heureuse, que j’étais vraiment sérieux cette fois. Effectivement, je l’étais.
Peu de temps après, je suis rentré ivre à la maison. Je n’avais même pas résisté. Qu’était-il donc arrivé de ma grande résolution ? Je n’en avais pas la moindre idée. Je n’y avais même pas pensé. Quelqu’un m’avait tendu un verre et, tout bonnement, je l’avais pris. Étais- je fou ? Je commençais à me le demander ; tant d’inconséquence me semblait frôler la démence.
J’ai renouvelé ma résolution et j’ai essayé de nouveau. Après un certain temps, la confiance que j’avais acquise a commencé à faire place à la présomption.
Je pouvais tourner le dos aux bars et à l’alcool. J’avais désormais ce qu’il fallait ! Un jour, je suis entré dans un café pour téléphoner. En un rien de temps, j’étais au bar, martelant le comptoir en me demandant comment c’était arrivé. À mesure que le whisky me montait à la tête, je me disais que je m’en tirerais mieux la prochaine fois mais que pour l’instant, il valait mieux prendre un bon coup. Ce que j’ai fait.
Je ne pourrai jamais oublier le remords, l’horreur et le désespoir que j’ai ressentis aux premières lueurs du jour. Le courage de combattre n’y était tout simplement pas.
Je n’arrivais pas à mettre de l’ordre dans ma tête agitée et j’avais le sentiment terrible d’une catastrophe imminente. Il faisait à peine jour. Je n’osais traverser la rue de peur de m’effondrer et d’être écrasé par un camion. Je suis entré dans un établissement ouvert toute la nuit pour y boire une douzaine de verres de bière. Mes nerfs crispés se sont enfin calmés. En lisant le journal du matin, j’ai appris que le marché avait encore une fois coulé à pic. Comme moi. Le marché s’en remettrait, mais pas moi.
Cette pensée m’a fait mal. Me suicider ? Non, pas maintenant. Puis, mon esprit s’est embrouillé et alourdi. Un gin arrangerait les choses. Alors, j’ai pris deux bouteilles et... tout est tombé dans l’oubli.
Le corps et l’esprit sont de merveilleuses machines car les miens ont résisté à cette agonie pendant deux autres années. Parfois, lorsque la terreur et la folie du matin s’emparaient de moi, je volais de l’argent dans le maigre porte-monnaie de ma femme. Puis, étourdi et vacillant, j’allais à la fenêtre ouverte ou
jusqu’à l’armoire à pharmacie où était rangé du poison et là, je me traitais de poule mouillée. Ma femme et moi faisions des aller et retour de la ville à la campagne pour chercher à fuir cette situation. Un soir, la torture physique et mentale est devenue si atroce que j’ai eu peur de sauter par la fenêtre. Pour échapper à la tentation, j’ai traîné tant bien que mal mon matelas jusqu’à l’étage inférieur. Un médecin est venu m’administrer de puissants sédatifs. Le lendemain, je mêlais gin et sédatifs. Ce cocktail eut vite fait de me terrasser. On craignait pour ma santé mentale. Moi de même. Lorsque je buvais, je ne mangeais rien ou presque rien et j’étais quarante livres au-dessous de mon poids normal.
Grâce à la sollicitude de ma mère et de mon beau- frère médecin, j’ai été admis dans un hôpital reconnu dans tout le pays pour son programme de réhabilitation physique et mentale pour alcooliques. Sous les effets d’un traitement à la belladone, mon esprit s’est éclairci. L’hydrothérapie et de légers exercices m’ont aussi fait du bien. Mieux encore, j’ai connu un médecin compréhensif : il m’a expliqué que si j’étais incontestablement égoïste et écervelé, j’avais néanmoins été gravement malade, physiquement et mentalement.
J’ai été quelque peu soulagé d’apprendre que chez les alcooliques, la volonté est étonnamment faible lorsqu’il s’agit de combattre l’alcool alors que, souvent, elle est ferme dans d’autres domaines. Je trouvais enfin une explication à mon comportement incroyablement en désaccord avec mon désir intense de cesser de boire. Comprenant enfin ma condition, je suis parti, plein d’espoir. Pendant trois ou quatre mois, l’optimisme m’a donné des ailes. J’allais en
ville régulièrement et j’ai même fait un peu d’argent. La connaissance de soi, voilà où se trouvait sûrement la réponse.
Ce n’était pas la bonne réponse car le jour terrible est venu où j’ai bu de nouveau.
Ma santé morale et physique a coulé à pic. Après un certain temps, je suis retourné à l’hôpital. J’ai eu l’impression que c’était la fin, le tomber de rideau. Ma pauvre femme, exténuée et désespérée, a été prévenue de mon état : j’allais mourir d’une défaillance cardiaque au cours d’une crise de delirium tremens, ou bien devenir un cas d’impré- gnation éthylique peut-être en moins d’un an. Bientôt, elle devrait se résoudre à me confier aux soins des pompes funèbres ou d’un hôpital psychiatrique.
Personne n’avait besoin de me le dire. Je le savais déjà, et j’en étais presque heureux. C’était un coup mortel porté à mon orgueil. Voilà que moi, qui avais une si haute opinion de moi-même, de mes aptitudes et de ma capacité à surmonter les obstacles, j’étais finalement battu. J’allais maintenant plonger dans le noir, me joignant au défilé sans fin des idiots qui étaient déjà passés par là. Je pensais à ma pauvre femme. Nous avions été très heureux malgré tout. Qu’est-ce que je n’aurais pas fait pour me faire pardonner ! Mais il était désormais trop tard.
Il n’y a pas de mots pour décrire la solitude et le désespoir que j’ai vécus dans l’amère noirceur de l’apitoiement. Je me sentais comme entouré de sables mouvants. J’avais trouvé un adversaire à ma mesure. J’étais vaincu. L’alcool était devenu mon maître.
Lorsque j’ai quitté l’hôpital en tremblant, j’étais un homme brisé. La peur m’a empêché de boire un moment. Puis, le jour de l’Armistice en 1934, l’insidieuse aberration de ce premier verre m’a repris et encore une fois, j’ai recommencé.
Tous s’étaient résignés et acceptaient l’éventualité certaine de mon internement ou de ma fin misérable. Comme il fait noir avant l’aurore ! En fait, je vivais le début de ma dernière débâcle. J’étais sur le point d’être catapulté dans ce qu’il me plaît d’appeler la quatrième dimension de l’existence. J’allais découvrir le bonheur, la paix et une raison d’être grâce à un mode de vie qui se révèle incroyablement plus merveilleux de jour en jour.
Un de ces tristes après-midi de la fin de novembre, je prenais un verre, assis dans ma cuisine. J’étais assez content de penser qu’il y avait suffisamment de gin caché dans la maison pour me permettre de passer la nuit et le jour suivant. Ma femme était au travail. Je me demandais si j’oserais cacher une bouteille de gin près de la tête de notre lit. J’en aurais besoin avant le jour.
Le téléphone a interrompu ma rêverie. D’une voix remplie de bonne humeur, un ancien camarade d’école me demandait s’il pouvait passer me voir. Il était à jeun. Je ne me souvenais pas qu’il soit venu à New York dans cet état depuis des années. J’étais abasourdi. La rumeur avait couru qu’il avait dû être enfermé pour démence alcoolique. Je me demandais comment il avait pu s’en sortir. Bien sûr, il dînerait à la maison et alors je pourrais boire avec lui sans me cacher. Peu soucieux de son bien-être, je pensais seulement à retrouver l’ambiance des jours passés. Un jour, nous avions affrété un avion pour terminer une cuite ! Sa venue me semblait une oasis dans le triste désert de ma vie insignifiante. C’était bien cela, une oasis ! Les buveurs sont ainsi faits.
Lorsque la porte s’ouvrit, il se tenait là, le teint frais et l’air épanoui. Il avait quelque chose de particulier dans le regard. Il était différent, sans que je puisse expliquer comment. Que s’était-il passé ?
Je lui ai tendu un verre. Il a refusé. Déçu mais curieux, je me demandais ce qui était arrivé à mon ami. Il n’était pas lui-même.
« Voyons, qu’est-ce qui se passe ? » ai-je demandé.
Il m’a regardé droit dans les yeux. Simplement, mais en souriant, il m’a dit : « J’ai trouvé la religion. »
J’étais horrifié. C’était donc ça : l’été dernier, cinglé de l’alcool, maintenant, j’en avais bien l’impression, cinglé de la religion. Il y avait de l’émerveillement dans ses yeux. Mon ancien copain s’était bel et bien enflammé pour la religion. Mais je voulais bien le laisser discourir ! Et puis mon gin durerait plus longtemps que son sermon.
Mais il a parlé sans emphase. Posément, il m’a raconté comment deux hommes s’étaient présentés à la cour et avaient persuadé le juge de suspendre sa sentence d’internement. Ils avaient fait mention d’une idée simple fondée sur la religion et d’un programme d’action à mettre en pratique. Cela s’était produit deux mois auparavant, et le résultat était éloquent. Ça marchait !
Il était venu me faire bénéficier de son expérience, si je le désirais. J’étais renversé, mais la chose m’intéressait ! Bien sûr qu’elle m’intéressait ! Je ne pouvais faire autrement car je n’avais plus d’espoir.
Il a parlé pendant des heures. Les souvenirs de mon enfance me revenaient à l’esprit. Il me semblait entendre, comme autrefois lors de paisibles dimanches, le prédicateur dont la voix me parvenait au loin, sur la colline où j’étais assis ; j’ai pensé au vœu de tempérance que je n’avais jamais prononcé, au mépris bonhomme de mon
grand-père pour certaines gens d’Église et leurs agissements ; je me rappelais comment mon grand-père croyait à la musique des sphères célestes mais refusait aux prédicateurs le droit de lui dire comment l’écouter et son absence de peur alors qu’il parlait de ces choses juste avant de mourir. Tous ces souvenirs refaisaient surface. J’en avais la gorge serrée.
J’ai repensé à ce jour de la guerre où j’avais visité la cathédrale de Winchester.
J’avais toujours cru en une Puissance supérieure. J’avais souvent réfléchi à ces choses. Je n’étais pas athée. Peu de gens le sont réellement car l’athéisme implique une foi aveugle dans l’hypothèse étrange que cet univers est sorti du néant et ne mène nulle part.
Mes idoles intellectuelles – les chimistes, les astronomes et même les évolutionnistes – supposaient que de grandes lois et de grandes forces régissaient ce monde. En dépit d’indices qui laissaient croire le contraire, il me semblait évident qu’un principe et un ordre puissants sous-tendaient tout cela.
Comment pouvait-il exister tant de lois précises et immuables sans l’intervention d’une forme d’intelligence ? Je ne pouvais faire autrement que de croire en un Esprit de l’uni- vers, lequel ne connaissait ni temps ni limites. Mais je n’étais pas allé plus loin.
C’est là que je m’éloignais des ministres du culte et du monde de la religion. Lorsqu’on me parlait d’un Dieu qui m’était personnel, d’un Dieu qui était amour, force surhumaine et guide, je devenais irrité et mon esprit se fermait d’un coup à pareille théorie.
Au Christ, je concédais la valeur d’un grand homme dont l’exemple était plus ou moins suivi par ceux qui se réclamaient de Lui. Son enseignement moral ? Excellent. Pour ma part, j’en avais retenu les principes qui me semblaient pratiques et qui n’étaient pas trop exigeants ; le reste, je l’écartais.
Les guerres, les bûchers et les querelles que les luttes religieuses avaient engendrés me dégoûtaient. Je me demandais vraiment si, tout compte fait, les religions de l’humanité avaient quelque chose de bon. À en juger par ce que j’avais vu en Europe et depuis, la puissance de Dieu dans les affaires humaines était négligeable et la fraternité des hommes une sinistre comédie. Si le diable existait, il semblait être le grand patron de la destinée humaine et, chose certaine, il me tenait.
Mais mon ami, qui restait assis devant moi, a déclaré de but en blanc que Dieu avait fait pour lui ce qu’il n’avait jamais pu faire pour lui-même.
Sa volonté d’humain avait échoué. La médecine l’avait déclaré irrécupérable. La société s’apprêtait à l’enfermer. Comme moi, il avait admis sa défaite totale. Puis, il était littéralement ressuscité des morts, soudainement tiré des bas-fonds pour accéder à une vie meilleure que tout ce qu’il avait connu auparavant !
Cette force venait-elle de lui ? Non, bien sûr. Il n’y avait pas eu en lui plus de force que je n’en avais en cette minute même, c’est-à-dire absolument aucune.
J’étais renversé. Je commençais à croire que les gens de religion avaient peut-être raison après tout. Il s’était passé quelque chose dans le cœur d’un homme et cette chose avait réussi l’impossible. Mon opinion sur les miracles a changé sur-le-champ. Finies les opinions d’autrefois ; un miraculé était là assis en face de moi, de l’autre côté de ma table. Il apportait de grandes nouvelles. J’ai constaté que mon ami avait fait plus que mettre de l’ordre dans sa vie intérieure. Il évoluait sur une base différente. Il avait pris racine dans un sol nouveau.
Malgré cette preuve vivante qu’était mon ami, des restes de vieux préjugés persistaient dans mon esprit. Le mot Dieu soulevait encore en moi une certaine antipathie. Mon sentiment de révolte s’est intensifié lorsque fut exprimée l’idée qu’un Dieu existait peut-être pour moi. Ce concept me déplaisait. J’acceptais qu’on parle d’une Intelligence créatrice, d’un Esprit universel ou de l’Âme de la nature, mais je résistais au concept d’un Empereur des cieux, si aimable que puisse être sa domination. Depuis, j’ai parlé à quantité d’hommes qui pensaient comme moi.
Mon ami m’a fait une suggestion qui m’a semblé nouvelle. « Pourquoi ne choisis-tu pas ta propre conception de Dieu ? »
Sa proposition m’a ébranlé. J’ai senti fondre la montagne de glace des préjugés intellectuels dans l’ombre desquels j’avais vécu et tremblé pendant des années. Enfin, je retrouvais la lumière du soleil.
Il suffisait que j’accepte de croire en une Puissance supérieure à moi-même. Je n’avais rien de plus à faire pour commencer. J’ai vu que ce pouvait être le point de départ de la croissance. En adoptant une attitude de complète bonne volonté, je pourrais connaître le changement que je constatais chez mon ami. Pourrais-je y parvenir ? Bien sûr !
Ainsi, je suis devenu convaincu que Dieu porte attention aux hommes à la condition que ceux-ci le désirent suffisamment. Enfin, je voyais, je sentais, je croyais. Mes yeux n’étaient plus obstrués par l’orgueil et les préjugés. Un monde nouveau m’apparaissait.
J’ai soudain compris la vraie signification de mon expérience dans la cathédrale. L’espace d’un instant, j’avais eu besoin de Dieu et je L’avais désiré. J’avais timidement souhaité qu’Il soit là, et Il était venu. Mais le sentiment de Sa présence avait été rapidement étouffé par les clameurs du monde, surtout celles qui s’élevaient en moi. Il en avait été ainsi depuis ce temps-là. Comme j’avais été aveugle !
À l’hôpital, on m’a éloigné de l’alcool pour la dernière fois. Le traitement semblait indiqué car je montrais des signes de delirium tremens.
Puis, je me suis humblement offert à Dieu tel que je Le concevais alors, Lui demandant de disposer de moi comme Il l’entendait. Je me suis confié à Lui sans réserve pour qu’Il me guide et me protège. Pour la première fois, j’ai admis que seul je n’étais rien ; que sans Lui j’étais perdu. Sans me ménager, j’ai regardé mes fautes en face et consenti à ce que mon tout nouvel Ami les extirpe. Depuis lors, je n’ai plus pris un verre.
Mon ancien camarade de classe est venu me voir et je lui ai fait part de tous mes problèmes et de tous mes défauts. Nous avons dressé la liste des personnes à qui j’avais causé du tort ou envers qui je nourrissais du ressentiment. Je me suis montré entièrement disposé à rencontrer ces personnes et à admettre mes torts, sans jamais les juger. J’allais redresser tous les torts causés du mieux que je le pouvais.
Je devais mettre à l’épreuve ma nouvelle conscience de la présence de Dieu en moi. Le bon sens serait le contraire de ce qu’il avait été jusqu’à présent. Dans le doute, je devais m’asseoir, tranquille, et demander seulement que me soient données la force et la lumière pour régler mes problèmes de la façon dont Il le voulait. Jamais je ne devais prier pour moi-même, sauf pour demander de devenir plus utile aux autres. Ainsi, seulement, pouvais-je espérer être exaucé. Mais, dans ce cas, je devais l’être abondamment.
Mon ami m’a promis que lorsque j’aurais fait ces démarches, je vivrais un nouveau genre de relations avec mon Créateur ; que j’aurais en mains les éléments d’un mode de vie qui apporterait la solution à tous mes problèmes. Essentiellement, il suffisait de croire en la puissance de Dieu et de se montrer disposé, en toute humilité et en toute honnêteté, à établir et à maintenir ce nouvel ordre des choses.
C’était simple, mais pas facile ; il fallait y mettre le prix. Cela signifiait l’anéantissement de mon égocentrisme. Je devais m’en remettre en toutes choses au Père de lumière qui règne sur nous tous.
Ces propositions étaient radicales et révolutionnaires, mais à partir du moment où je les ai acceptées, l’effet a été électrisant. J’ai éprouvé une impression de victoire suivie d’une sensation de paix et de sérénité que je n’avais jamais ressentie auparavant. J’étais pleinement confiant. Je me sentais transporté, comme si le grand vent frais des cimes avait soufflé à travers moi. La plupart du temps, Dieu vient aux hommes graduellement, mais dans mon cas, la rencontre a été soudaine et profonde.
Pendant un instant, je me suis senti inquiet ; j’ai appelé mon ami médecin pour lui demander s’il croyait que j’étais encore sain d’esprit. Il écoutait, étonné, ce que je lui racontais.
Finalement, complètement dépassé, il m’a dit : « Il t’est arrivé quelque chose que je ne comprends pas. Mais tu fais mieux de t’y accrocher. N’importe quoi est mieux que l’état dans lequel tu étais. » Aujourd’hui, ce bon docteur a souvent l’occasion de rencontrer des hommes qui vivent des expériences comme la mienne. Il sait qu’elles sont vraies.
Dans mon lit d’hôpital, la pensée m’est venue qu’il y avait des milliers d’alcooliques désespérés qui seraient heureux de bénéficier de ce qui m’avait été donné de façon aussi gratuite. Je pourrais peut-être en aider quelques-uns. Ils pourraient ensuite intervenir auprès d’autres alcooliques.
Mon ami avait insisté sur l’absolue nécessité de mettre les principes qu’il m’avait enseignés en pratique dans tous les domaines de ma vie. Il était particulièrement important que je m’occupe des autres de la même façon que mon ami l’avait fait pour moi. La foi sans les œuvres est une foi morte, disait-il. Et c’est particulièrement vrai pour un alcoolique ! Car, si un alcoolique néglige d’enrichir et de perfectionner sa vie spirituelle par son action auprès des autres et par le don de soi, il ne pourra pas survivre aux épreuves et aux dépressions qui le guettent. S’il ne se tenait pas ainsi occupé, l’alcoolique boirait sûrement de nouveau et s’il buvait, il mourrait sûrement. Alors, la foi serait morte en effet. C’est ainsi que nous voyons les choses.
Ma femme et moi avons adhéré avec enthousiasme à l’idée d’aider d’autres alcooliques à trouver une solution à leurs problèmes. Cette orientation était opportune, car mes anciens partenaires commerciaux ont douté de mon rétablissement pendant un an et demi et j’ai trouvé peu de travail pendant cette période. Je ne me sentais pas très bien à ce moment-là et j’étais tourmenté par des accès d’apitoiement et de ressentiment.
Ces sentiments ont parfois failli me ramener à l’alcool mais j’ai vite compris que là où toutes les autres méthodes avaient échoué, l’action auprès d’un autre alcoolique sauvait la situation. Il m’est souvent arrivé de retourner, désespéré, à l’hôpital où j’avais été soigné. Là, de parler à un malade me remontait de façon étonnante et je repartais ragaillardi. Ce mode de vie donne des résultats dans les moments difficiles
.
Rapidement nous avons commencé à nous faire des amis et un lien fraternel auquel il fait bon appartenir s’est tissé entre nous. La joie de vivre nous habite vraiment, même dans les situations de tension ou de difficultés. J’ai vu des centaines de familles s’engager sur des voies prometteuses ; j’ai vu les pires situations familiales redressées, des querelles et des rancunes de toutes sortes effacées. J’ai vu des hommes sortir de l’asile et reprendre une place capitale dans la vie de leur famille et de leur communauté. J’ai vu des membres de professions libérales et des hommes d’affaires retrouver leur rang social. Il n’y a quasiment aucune forme de problèmes ou de misère qui n’ait été surmontée par nos membres. Une des villes de l’ouest du pays, incluant son agglomération, compte un mil- lier d’alcooliques avec leur famille. Nous nous retrouvons souvent pour que les nouveaux puissent puiser l’amitié qu’ils cherchent. Ces rencontres informelles réunissent souvent de 50 à 200 personnes. Nous grandissons en nombre et en force En 2003, les AA comptent plus de 100 000 groupes*.
Un alcoolique en pleine cuite est un être déplaisant. L’entreprise de persuasion que nous devons engager auprès des alcooliques est parfois éreintante, parfois drôle ou parfois tragique. L’un d’entre eux s’est suicidé chez moi. Il ne pouvait ou ne voulait pas comprendre notre mode de vie.
Nous nous amusons aussi énormément. Peut-être que certaines personnes seraient offusquées par ce qui semble être de la frivolité et un manque de sérieux. Sous ces apparences, nous sommes pourtant d’une gravité implacable. La foi doit accomplir son œuvre vingt-quatre heures sur vingt-quatre en nous et par nous, ou nous périrons.
La plupart d’entre nous croient qu’ils n’ont plus à chercher l’Utopie. C’est ce que nous avons, ici, maintenant.
Tous les jours, les propos que mon ami m’a tenus dans notre cuisine sont répétés et transmis pour former un cercle de plus en plus grand, porteur d’un message de paix et de bonne volonté.
Bill W., un des fondateurs des AA, mort le 24 janvier 1971
L’HISTOIRE DE BILL
A fièvre de la guerre était grande dans la petite ville de Nouvelle-Angleterre où, jeunes officiers
frais émoulus de Plattsburg, nous avions été cantonnés. Comme nous étions flattés lorsque les notables nous ouvraient la porte de leur maison, nous donnant le sentiment d’être des héros ! Tout chantait l’amour, le triomphe, la guerre ; moments sublimes ponctués d’intervalles des plus joyeux.
Enfin je participais à la vie et, au milieu de l’allégresse, j’ai découvert l’alcool pour la première fois. J’avais oublié les sévères mises en garde et les préjugés de ma famille au sujet de l’alcool. Le moment venu, nous nous sommes embarqués pour « là-bas... outre-mer ». Comme je m’ennuyais beaucoup, je me suis de nouveau tourné vers l’alcool.
Nous avons débarqué en Angleterre. J’ai visité la cathédrale de Winchester. Très ému, je suis allé me promener. Mon attention fut attirée par une épitaphe gravée sur une vieille pierre tombale :
Ci-gît un grenadier du Hampshire
Qui passa de vie à trépas
Parce qu’il buvait trop de bière.
On n’oublie pas un bon soldat
Qu’il meure par le mousquet Ou par le pichet.
C’était là un sinistre avertissement que je n’ai pas su prendre au sérieux.
Lorsque je suis enfin rentré au pays, à vingt-deux ans, j’étais déjà un vétéran des guerres à l’étranger. Je croyais en mes qualités de chef : les hommes de mon bataillon ne m’avaient-ils pas donné un témoignage spécial d’appréciation ? Mes aptitudes de meneur me hisseraient – je me plaisais à le croire – à la tête de vastes entreprises que je dirigerais avec la plus grande assurance.
J’ai suivi un cours du soir en droit et par la suite, j’ai décroché un emploi comme inspecteur dans une société de cautionnement. La course à la réussite était commencée.
J’allais prouver au monde entier que j’étais quelqu’un.
Mon travail m’a amené à Wall Street et, peu à peu, je me suis intéressé au marché des valeurs. Beaucoup y perdaient de l’argent, mais d’autres y faisaient fortune. Pourquoi pas moi ? J’ai étudié l’économie et les sciences commerciales en plus du droit. En raison de mon penchant pour l’alcool, j’ai failli échouer à mon cours de droit.
Je me suis présenté à l’un des derniers examens trop ivre pour écrire ou même penser. Même si je ne buvais pas encore de façon continue, ma femme s’inquiétait.
Nous avions de longues conversations au cours desquelles je tentais de la rassurer en lui disant que les hommes de génie avaient eu leurs meilleures idées sous l’effet de l’alcool... que les plus sublimes théories philosophiques étaient nées de la même façon
.
À la fin de mon cours de droit, je savais déjà que je n’étais pas fait pour cette discipline. J’étais envoûté par le tourbillon de Wall Street.
Les bonzes de la finance et du monde des affaires étaient mes héros. Mêlant alcool et spéculation, j’ai commencé à forger l’arme qui un jour se retournerait contre moi, comme un boomerang, et me réduirait en pièces.
En réduisant nos dépenses, ma femme et moi avions économisé 1000 dollars. Cet argent a servi à acheter des titres alors bon marché et peu recherchés. J’avais pensé, avec raison, que ces titres prendraient beaucoup de valeur un jour. Je n’avais pas réussi à convaincre mes amis de la bourse de m’envoyer examiner la gestion d’usines et d’entreprises, mais j’ai décidé avec ma femme d’y aller quand même.
J’avais développé la théorie voulant que la plupart des gens perdaient de l’argent à la bourse à cause de leur ignorance des marchés. Plus tard, j’allais découvrir beaucoup d’autres raisons.
Nous avons quitté nos emplois pour partir à l’aventure sur une motocyclette dont nous avions chargé le side-car d’une tente, de couvertures, de vêtements de rechange et de trois énormes annuaires de références boursières.
Nos amis nous disaient fous à lier. Ils avaient peut-être raison. Grâce à quelques spéculations heureuses, nous avions un peu d’argent de côté, mais il nous est arrivé une fois de devoir travailler dans une ferme pendant un mois pour éviter de puiser dans notre petit capital.
Je n’allais pas connaître avant fort longtemps un autre travail manuel honnête.
En une année, nous avons couvert tout l’Est des États-Unis.
Les rapports que j’avais envoyés à Wall Street pendant ce temps m’ont valu à notre retour un poste associé à un compte de frais. Cette année-là, l’exercice d’un droit d’option a donné lieu à des rentrées de fonds supplémentaires qui se sont traduites par un profit de plusieurs milliers de dollars.
Au cours des quelques années qui ont suivi, la chance m’a apporté argent et honneurs. J’avais réussi. Nombreux étaient ceux qui adoptaient mes idées et se fiaient à mon jugement dans cette ronde des millions sur papier.
La grande vague de prospérité de la fin des années vingt déferlait sur le monde économique. Prendre un verre était devenu une chose importante pour moi et mettait du piquant dans ma vie. En ville, on parlait haut et fort dans les boîtes de jazz. On dépensait des milliers et on parlait en millions. Les railleurs pouvaient bien se moquer et aller au diable. Je m’étais fait une foule d’amis des beaux jours.
Ma consommation d’alcool a augmenté sérieusement. Je buvais continuellement le jour et presque tous les soirs.
Les remontrances de mes amis dégénéraient en disputes et je me suis retrouvé tel un loup solitaire. Il y a eu de nombreuses scènes malheureuses dans notre somptueux appartement. Je n’avais jamais été réellement infidèle à ma femme car ma loyauté envers elle, parfois aidée par mon état extrême d’ébriété, me gardait de ces ennuis.
En 1929, j’ai eu la fièvre du golf. Nous nous sommes aussitôt installés à la campagne où ma femme m’applaudissait pendant que je tentais de surpasser les exploits de Walter Hagen. L’alcool a cependant pris le dessus plus vite que je n’ai pu rattraper Walter.
J’ai commencé à être saisi de tremblements le matin. Le golf constituait une occasion de boire tous les jours et tous les soirs. Je prenais plaisir à évoluer sur le parcours du club sélect qui m’avait tant impressionné lorsque j’étais jeune. J’affichais le magnifique bronzage des biens nantis. Le banquier de la localité me regardait déposer et encaisser de gros chèques avec un scepticisme amusé.
Puis, en octobre 1929, brusquement, l’enfer s’est déchaîné à la bourse de New York. À la fin d’une de ces journées infernales, je passais en titubant du bar d’un hôtel à un bureau de courtage. Il était huit heures, la bourse avait fermé ses portes cinq heures plus tôt. Le télégraphe fonctionnait encore. Je fixais un bout de papier sur lequel était inscrit XYZ-32. Le matin du même jour, ce titre cotait à 52. J’étais ruiné et plusieurs de mes amis aussi. Les journaux rapportaient que des hommes s’étaient suicidés en se jetant du haut des tours de la bourse. Cela me révoltait. Moi, je ne me suiciderais pas. Je suis retourné au bar.
Mes amis avaient perdu plusieurs millions depuis dix heures le matin. Et alors ? Demain était un autre jour. Tout en buvant, je me suis senti envahi à nouveau par la même détermination féroce de gagner que j’avais autrefois
.
Le lendemain matin, j’ai téléphoné à un ami de Montréal. Il lui restait encore beaucoup d’argent. Il croyait que je ferais mieux d’aller m’installer au Canada.
Le printemps suivant, ma femme et moi avions repris notre train de vie habituel. Je me sentais comme Napoléon au retour de l’île d’Elbe. Pas d’île Sainte- Hélène pour moi ! Mais l’alcool m’ayant rattrapé, mon généreux ami fut contraint de se séparer de moi. Cette fois, nous allions rester sans argent.
Nous sommes allés vivre chez les parents de ma femme. J’ai trouvé un emploi que j’ai perdu par la suite à cause d’une querelle avec un chauffeur de taxi. Heureusement, personne ne pouvait deviner que pendant cinq ans, j’allais demeurer sans emploi véritable et ne pas me dégriser un seul instant.
Ma femme avait trouvé du travail dans un grand magasin et quand elle rentrait à la maison épuisée, elle me trouvait soûl. Chez les courtiers, où je traînais, j’étais devenu un indésirable.
L’alcool n’était désormais plus un luxe mais une nécessité.
Deux et parfois trois bouteilles de gin de contrebande par jour avaient fini par constituer ma ration coutumière. De temps en temps, une petite transaction me rapportait quelques centaines de dollars ; j’acquittais alors mes dettes dans les bars et les casse-croûte. Le même manège se répétait sans cesse et j’ai commencé à m’éveiller très tôt le matin, secoué de violents tremblements.
Il me fallait boire au moins un grand verre de gin et six bouteilles de bière avant d’être en mesure de prendre mon petit déjeuner. Néanmoins, je demeurais convaincu de pouvoir maîtriser la situation et je traversais des périodes de sobriété qui redonnaient espoir à ma femme.
Les choses se sont détériorées peu à peu. Le créancier hypothécaire a saisi la maison, ma belle-mère est morte, ma femme et mon beau-père sont tombés malades.
C’est alors qu’une affaire prometteuse s’est présentée.
Les actions étaient à leur plus bas niveau pour l’an- née 1932 et j’avais réussi tant bien que mal à former un groupe d’acheteurs. Je devais toucher une part généreuse des profits. Une cuite magistrale m’a fait perdre cette occasion.
Ce coup m’a ouvert les yeux. Il fallait que ça cesse. Je me suis rendu compte que je ne pouvais plus prendre même un seul verre. J’en avais fini pour toujours. Jusque-là, j’avais fait quantité de belles promesses, mais ma femme a senti, tout heureuse, que j’étais vraiment sérieux cette fois. Effectivement, je l’étais.
Peu de temps après, je suis rentré ivre à la maison. Je n’avais même pas résisté. Qu’était-il donc arrivé de ma grande résolution ? Je n’en avais pas la moindre idée. Je n’y avais même pas pensé. Quelqu’un m’avait tendu un verre et, tout bonnement, je l’avais pris. Étais- je fou ? Je commençais à me le demander ; tant d’inconséquence me semblait frôler la démence.
J’ai renouvelé ma résolution et j’ai essayé de nouveau. Après un certain temps, la confiance que j’avais acquise a commencé à faire place à la présomption.
Je pouvais tourner le dos aux bars et à l’alcool. J’avais désormais ce qu’il fallait ! Un jour, je suis entré dans un café pour téléphoner. En un rien de temps, j’étais au bar, martelant le comptoir en me demandant comment c’était arrivé. À mesure que le whisky me montait à la tête, je me disais que je m’en tirerais mieux la prochaine fois mais que pour l’instant, il valait mieux prendre un bon coup. Ce que j’ai fait.
Je ne pourrai jamais oublier le remords, l’horreur et le désespoir que j’ai ressentis aux premières lueurs du jour. Le courage de combattre n’y était tout simplement pas.
Je n’arrivais pas à mettre de l’ordre dans ma tête agitée et j’avais le sentiment terrible d’une catastrophe imminente. Il faisait à peine jour. Je n’osais traverser la rue de peur de m’effondrer et d’être écrasé par un camion. Je suis entré dans un établissement ouvert toute la nuit pour y boire une douzaine de verres de bière. Mes nerfs crispés se sont enfin calmés. En lisant le journal du matin, j’ai appris que le marché avait encore une fois coulé à pic. Comme moi. Le marché s’en remettrait, mais pas moi.
Cette pensée m’a fait mal. Me suicider ? Non, pas maintenant. Puis, mon esprit s’est embrouillé et alourdi. Un gin arrangerait les choses. Alors, j’ai pris deux bouteilles et... tout est tombé dans l’oubli.
Le corps et l’esprit sont de merveilleuses machines car les miens ont résisté à cette agonie pendant deux autres années. Parfois, lorsque la terreur et la folie du matin s’emparaient de moi, je volais de l’argent dans le maigre porte-monnaie de ma femme. Puis, étourdi et vacillant, j’allais à la fenêtre ouverte ou
jusqu’à l’armoire à pharmacie où était rangé du poison et là, je me traitais de poule mouillée. Ma femme et moi faisions des aller et retour de la ville à la campagne pour chercher à fuir cette situation. Un soir, la torture physique et mentale est devenue si atroce que j’ai eu peur de sauter par la fenêtre. Pour échapper à la tentation, j’ai traîné tant bien que mal mon matelas jusqu’à l’étage inférieur. Un médecin est venu m’administrer de puissants sédatifs. Le lendemain, je mêlais gin et sédatifs. Ce cocktail eut vite fait de me terrasser. On craignait pour ma santé mentale. Moi de même. Lorsque je buvais, je ne mangeais rien ou presque rien et j’étais quarante livres au-dessous de mon poids normal.
Grâce à la sollicitude de ma mère et de mon beau- frère médecin, j’ai été admis dans un hôpital reconnu dans tout le pays pour son programme de réhabilitation physique et mentale pour alcooliques. Sous les effets d’un traitement à la belladone, mon esprit s’est éclairci. L’hydrothérapie et de légers exercices m’ont aussi fait du bien. Mieux encore, j’ai connu un médecin compréhensif : il m’a expliqué que si j’étais incontestablement égoïste et écervelé, j’avais néanmoins été gravement malade, physiquement et mentalement.
J’ai été quelque peu soulagé d’apprendre que chez les alcooliques, la volonté est étonnamment faible lorsqu’il s’agit de combattre l’alcool alors que, souvent, elle est ferme dans d’autres domaines. Je trouvais enfin une explication à mon comportement incroyablement en désaccord avec mon désir intense de cesser de boire. Comprenant enfin ma condition, je suis parti, plein d’espoir. Pendant trois ou quatre mois, l’optimisme m’a donné des ailes. J’allais en
ville régulièrement et j’ai même fait un peu d’argent. La connaissance de soi, voilà où se trouvait sûrement la réponse.
Ce n’était pas la bonne réponse car le jour terrible est venu où j’ai bu de nouveau.
Ma santé morale et physique a coulé à pic. Après un certain temps, je suis retourné à l’hôpital. J’ai eu l’impression que c’était la fin, le tomber de rideau. Ma pauvre femme, exténuée et désespérée, a été prévenue de mon état : j’allais mourir d’une défaillance cardiaque au cours d’une crise de delirium tremens, ou bien devenir un cas d’impré- gnation éthylique peut-être en moins d’un an. Bientôt, elle devrait se résoudre à me confier aux soins des pompes funèbres ou d’un hôpital psychiatrique.
Personne n’avait besoin de me le dire. Je le savais déjà, et j’en étais presque heureux. C’était un coup mortel porté à mon orgueil. Voilà que moi, qui avais une si haute opinion de moi-même, de mes aptitudes et de ma capacité à surmonter les obstacles, j’étais finalement battu. J’allais maintenant plonger dans le noir, me joignant au défilé sans fin des idiots qui étaient déjà passés par là. Je pensais à ma pauvre femme. Nous avions été très heureux malgré tout. Qu’est-ce que je n’aurais pas fait pour me faire pardonner ! Mais il était désormais trop tard.
Il n’y a pas de mots pour décrire la solitude et le désespoir que j’ai vécus dans l’amère noirceur de l’apitoiement. Je me sentais comme entouré de sables mouvants. J’avais trouvé un adversaire à ma mesure. J’étais vaincu. L’alcool était devenu mon maître.
Lorsque j’ai quitté l’hôpital en tremblant, j’étais un homme brisé. La peur m’a empêché de boire un moment. Puis, le jour de l’Armistice en 1934, l’insidieuse aberration de ce premier verre m’a repris et encore une fois, j’ai recommencé.
Tous s’étaient résignés et acceptaient l’éventualité certaine de mon internement ou de ma fin misérable. Comme il fait noir avant l’aurore ! En fait, je vivais le début de ma dernière débâcle. J’étais sur le point d’être catapulté dans ce qu’il me plaît d’appeler la quatrième dimension de l’existence. J’allais découvrir le bonheur, la paix et une raison d’être grâce à un mode de vie qui se révèle incroyablement plus merveilleux de jour en jour.
Un de ces tristes après-midi de la fin de novembre, je prenais un verre, assis dans ma cuisine. J’étais assez content de penser qu’il y avait suffisamment de gin caché dans la maison pour me permettre de passer la nuit et le jour suivant. Ma femme était au travail. Je me demandais si j’oserais cacher une bouteille de gin près de la tête de notre lit. J’en aurais besoin avant le jour.
Le téléphone a interrompu ma rêverie. D’une voix remplie de bonne humeur, un ancien camarade d’école me demandait s’il pouvait passer me voir. Il était à jeun. Je ne me souvenais pas qu’il soit venu à New York dans cet état depuis des années. J’étais abasourdi. La rumeur avait couru qu’il avait dû être enfermé pour démence alcoolique. Je me demandais comment il avait pu s’en sortir. Bien sûr, il dînerait à la maison et alors je pourrais boire avec lui sans me cacher. Peu soucieux de son bien-être, je pensais seulement à retrouver l’ambiance des jours passés. Un jour, nous avions affrété un avion pour terminer une cuite ! Sa venue me semblait une oasis dans le triste désert de ma vie insignifiante. C’était bien cela, une oasis ! Les buveurs sont ainsi faits.
Lorsque la porte s’ouvrit, il se tenait là, le teint frais et l’air épanoui. Il avait quelque chose de particulier dans le regard. Il était différent, sans que je puisse expliquer comment. Que s’était-il passé ?
Je lui ai tendu un verre. Il a refusé. Déçu mais curieux, je me demandais ce qui était arrivé à mon ami. Il n’était pas lui-même.
« Voyons, qu’est-ce qui se passe ? » ai-je demandé.
Il m’a regardé droit dans les yeux. Simplement, mais en souriant, il m’a dit : « J’ai trouvé la religion. »
J’étais horrifié. C’était donc ça : l’été dernier, cinglé de l’alcool, maintenant, j’en avais bien l’impression, cinglé de la religion. Il y avait de l’émerveillement dans ses yeux. Mon ancien copain s’était bel et bien enflammé pour la religion. Mais je voulais bien le laisser discourir ! Et puis mon gin durerait plus longtemps que son sermon.
Mais il a parlé sans emphase. Posément, il m’a raconté comment deux hommes s’étaient présentés à la cour et avaient persuadé le juge de suspendre sa sentence d’internement. Ils avaient fait mention d’une idée simple fondée sur la religion et d’un programme d’action à mettre en pratique. Cela s’était produit deux mois auparavant, et le résultat était éloquent. Ça marchait !
Il était venu me faire bénéficier de son expérience, si je le désirais. J’étais renversé, mais la chose m’intéressait ! Bien sûr qu’elle m’intéressait ! Je ne pouvais faire autrement car je n’avais plus d’espoir.
Il a parlé pendant des heures. Les souvenirs de mon enfance me revenaient à l’esprit. Il me semblait entendre, comme autrefois lors de paisibles dimanches, le prédicateur dont la voix me parvenait au loin, sur la colline où j’étais assis ; j’ai pensé au vœu de tempérance que je n’avais jamais prononcé, au mépris bonhomme de mon
grand-père pour certaines gens d’Église et leurs agissements ; je me rappelais comment mon grand-père croyait à la musique des sphères célestes mais refusait aux prédicateurs le droit de lui dire comment l’écouter et son absence de peur alors qu’il parlait de ces choses juste avant de mourir. Tous ces souvenirs refaisaient surface. J’en avais la gorge serrée.
J’ai repensé à ce jour de la guerre où j’avais visité la cathédrale de Winchester.
J’avais toujours cru en une Puissance supérieure. J’avais souvent réfléchi à ces choses. Je n’étais pas athée. Peu de gens le sont réellement car l’athéisme implique une foi aveugle dans l’hypothèse étrange que cet univers est sorti du néant et ne mène nulle part.
Mes idoles intellectuelles – les chimistes, les astronomes et même les évolutionnistes – supposaient que de grandes lois et de grandes forces régissaient ce monde. En dépit d’indices qui laissaient croire le contraire, il me semblait évident qu’un principe et un ordre puissants sous-tendaient tout cela.
Comment pouvait-il exister tant de lois précises et immuables sans l’intervention d’une forme d’intelligence ? Je ne pouvais faire autrement que de croire en un Esprit de l’uni- vers, lequel ne connaissait ni temps ni limites. Mais je n’étais pas allé plus loin.
C’est là que je m’éloignais des ministres du culte et du monde de la religion. Lorsqu’on me parlait d’un Dieu qui m’était personnel, d’un Dieu qui était amour, force surhumaine et guide, je devenais irrité et mon esprit se fermait d’un coup à pareille théorie.
Au Christ, je concédais la valeur d’un grand homme dont l’exemple était plus ou moins suivi par ceux qui se réclamaient de Lui. Son enseignement moral ? Excellent. Pour ma part, j’en avais retenu les principes qui me semblaient pratiques et qui n’étaient pas trop exigeants ; le reste, je l’écartais.
Les guerres, les bûchers et les querelles que les luttes religieuses avaient engendrés me dégoûtaient. Je me demandais vraiment si, tout compte fait, les religions de l’humanité avaient quelque chose de bon. À en juger par ce que j’avais vu en Europe et depuis, la puissance de Dieu dans les affaires humaines était négligeable et la fraternité des hommes une sinistre comédie. Si le diable existait, il semblait être le grand patron de la destinée humaine et, chose certaine, il me tenait.
Mais mon ami, qui restait assis devant moi, a déclaré de but en blanc que Dieu avait fait pour lui ce qu’il n’avait jamais pu faire pour lui-même.
Sa volonté d’humain avait échoué. La médecine l’avait déclaré irrécupérable. La société s’apprêtait à l’enfermer. Comme moi, il avait admis sa défaite totale. Puis, il était littéralement ressuscité des morts, soudainement tiré des bas-fonds pour accéder à une vie meilleure que tout ce qu’il avait connu auparavant !
Cette force venait-elle de lui ? Non, bien sûr. Il n’y avait pas eu en lui plus de force que je n’en avais en cette minute même, c’est-à-dire absolument aucune.
J’étais renversé. Je commençais à croire que les gens de religion avaient peut-être raison après tout. Il s’était passé quelque chose dans le cœur d’un homme et cette chose avait réussi l’impossible. Mon opinion sur les miracles a changé sur-le-champ. Finies les opinions d’autrefois ; un miraculé était là assis en face de moi, de l’autre côté de ma table. Il apportait de grandes nouvelles. J’ai constaté que mon ami avait fait plus que mettre de l’ordre dans sa vie intérieure. Il évoluait sur une base différente. Il avait pris racine dans un sol nouveau.
Malgré cette preuve vivante qu’était mon ami, des restes de vieux préjugés persistaient dans mon esprit. Le mot Dieu soulevait encore en moi une certaine antipathie. Mon sentiment de révolte s’est intensifié lorsque fut exprimée l’idée qu’un Dieu existait peut-être pour moi. Ce concept me déplaisait. J’acceptais qu’on parle d’une Intelligence créatrice, d’un Esprit universel ou de l’Âme de la nature, mais je résistais au concept d’un Empereur des cieux, si aimable que puisse être sa domination. Depuis, j’ai parlé à quantité d’hommes qui pensaient comme moi.
Mon ami m’a fait une suggestion qui m’a semblé nouvelle. « Pourquoi ne choisis-tu pas ta propre conception de Dieu ? »
Sa proposition m’a ébranlé. J’ai senti fondre la montagne de glace des préjugés intellectuels dans l’ombre desquels j’avais vécu et tremblé pendant des années. Enfin, je retrouvais la lumière du soleil.
Il suffisait que j’accepte de croire en une Puissance supérieure à moi-même. Je n’avais rien de plus à faire pour commencer. J’ai vu que ce pouvait être le point de départ de la croissance. En adoptant une attitude de complète bonne volonté, je pourrais connaître le changement que je constatais chez mon ami. Pourrais-je y parvenir ? Bien sûr !
Ainsi, je suis devenu convaincu que Dieu porte attention aux hommes à la condition que ceux-ci le désirent suffisamment. Enfin, je voyais, je sentais, je croyais. Mes yeux n’étaient plus obstrués par l’orgueil et les préjugés. Un monde nouveau m’apparaissait.
J’ai soudain compris la vraie signification de mon expérience dans la cathédrale. L’espace d’un instant, j’avais eu besoin de Dieu et je L’avais désiré. J’avais timidement souhaité qu’Il soit là, et Il était venu. Mais le sentiment de Sa présence avait été rapidement étouffé par les clameurs du monde, surtout celles qui s’élevaient en moi. Il en avait été ainsi depuis ce temps-là. Comme j’avais été aveugle !
À l’hôpital, on m’a éloigné de l’alcool pour la dernière fois. Le traitement semblait indiqué car je montrais des signes de delirium tremens.
Puis, je me suis humblement offert à Dieu tel que je Le concevais alors, Lui demandant de disposer de moi comme Il l’entendait. Je me suis confié à Lui sans réserve pour qu’Il me guide et me protège. Pour la première fois, j’ai admis que seul je n’étais rien ; que sans Lui j’étais perdu. Sans me ménager, j’ai regardé mes fautes en face et consenti à ce que mon tout nouvel Ami les extirpe. Depuis lors, je n’ai plus pris un verre.
Mon ancien camarade de classe est venu me voir et je lui ai fait part de tous mes problèmes et de tous mes défauts. Nous avons dressé la liste des personnes à qui j’avais causé du tort ou envers qui je nourrissais du ressentiment. Je me suis montré entièrement disposé à rencontrer ces personnes et à admettre mes torts, sans jamais les juger. J’allais redresser tous les torts causés du mieux que je le pouvais.
Je devais mettre à l’épreuve ma nouvelle conscience de la présence de Dieu en moi. Le bon sens serait le contraire de ce qu’il avait été jusqu’à présent. Dans le doute, je devais m’asseoir, tranquille, et demander seulement que me soient données la force et la lumière pour régler mes problèmes de la façon dont Il le voulait. Jamais je ne devais prier pour moi-même, sauf pour demander de devenir plus utile aux autres. Ainsi, seulement, pouvais-je espérer être exaucé. Mais, dans ce cas, je devais l’être abondamment.
Mon ami m’a promis que lorsque j’aurais fait ces démarches, je vivrais un nouveau genre de relations avec mon Créateur ; que j’aurais en mains les éléments d’un mode de vie qui apporterait la solution à tous mes problèmes. Essentiellement, il suffisait de croire en la puissance de Dieu et de se montrer disposé, en toute humilité et en toute honnêteté, à établir et à maintenir ce nouvel ordre des choses.
C’était simple, mais pas facile ; il fallait y mettre le prix. Cela signifiait l’anéantissement de mon égocentrisme. Je devais m’en remettre en toutes choses au Père de lumière qui règne sur nous tous.
Ces propositions étaient radicales et révolutionnaires, mais à partir du moment où je les ai acceptées, l’effet a été électrisant. J’ai éprouvé une impression de victoire suivie d’une sensation de paix et de sérénité que je n’avais jamais ressentie auparavant. J’étais pleinement confiant. Je me sentais transporté, comme si le grand vent frais des cimes avait soufflé à travers moi. La plupart du temps, Dieu vient aux hommes graduellement, mais dans mon cas, la rencontre a été soudaine et profonde.
Pendant un instant, je me suis senti inquiet ; j’ai appelé mon ami médecin pour lui demander s’il croyait que j’étais encore sain d’esprit. Il écoutait, étonné, ce que je lui racontais.
Finalement, complètement dépassé, il m’a dit : « Il t’est arrivé quelque chose que je ne comprends pas. Mais tu fais mieux de t’y accrocher. N’importe quoi est mieux que l’état dans lequel tu étais. » Aujourd’hui, ce bon docteur a souvent l’occasion de rencontrer des hommes qui vivent des expériences comme la mienne. Il sait qu’elles sont vraies.
Dans mon lit d’hôpital, la pensée m’est venue qu’il y avait des milliers d’alcooliques désespérés qui seraient heureux de bénéficier de ce qui m’avait été donné de façon aussi gratuite. Je pourrais peut-être en aider quelques-uns. Ils pourraient ensuite intervenir auprès d’autres alcooliques.
Mon ami avait insisté sur l’absolue nécessité de mettre les principes qu’il m’avait enseignés en pratique dans tous les domaines de ma vie. Il était particulièrement important que je m’occupe des autres de la même façon que mon ami l’avait fait pour moi. La foi sans les œuvres est une foi morte, disait-il. Et c’est particulièrement vrai pour un alcoolique ! Car, si un alcoolique néglige d’enrichir et de perfectionner sa vie spirituelle par son action auprès des autres et par le don de soi, il ne pourra pas survivre aux épreuves et aux dépressions qui le guettent. S’il ne se tenait pas ainsi occupé, l’alcoolique boirait sûrement de nouveau et s’il buvait, il mourrait sûrement. Alors, la foi serait morte en effet. C’est ainsi que nous voyons les choses.
Ma femme et moi avons adhéré avec enthousiasme à l’idée d’aider d’autres alcooliques à trouver une solution à leurs problèmes. Cette orientation était opportune, car mes anciens partenaires commerciaux ont douté de mon rétablissement pendant un an et demi et j’ai trouvé peu de travail pendant cette période. Je ne me sentais pas très bien à ce moment-là et j’étais tourmenté par des accès d’apitoiement et de ressentiment.
Ces sentiments ont parfois failli me ramener à l’alcool mais j’ai vite compris que là où toutes les autres méthodes avaient échoué, l’action auprès d’un autre alcoolique sauvait la situation. Il m’est souvent arrivé de retourner, désespéré, à l’hôpital où j’avais été soigné. Là, de parler à un malade me remontait de façon étonnante et je repartais ragaillardi. Ce mode de vie donne des résultats dans les moments difficiles
.
Rapidement nous avons commencé à nous faire des amis et un lien fraternel auquel il fait bon appartenir s’est tissé entre nous. La joie de vivre nous habite vraiment, même dans les situations de tension ou de difficultés. J’ai vu des centaines de familles s’engager sur des voies prometteuses ; j’ai vu les pires situations familiales redressées, des querelles et des rancunes de toutes sortes effacées. J’ai vu des hommes sortir de l’asile et reprendre une place capitale dans la vie de leur famille et de leur communauté. J’ai vu des membres de professions libérales et des hommes d’affaires retrouver leur rang social. Il n’y a quasiment aucune forme de problèmes ou de misère qui n’ait été surmontée par nos membres. Une des villes de l’ouest du pays, incluant son agglomération, compte un mil- lier d’alcooliques avec leur famille. Nous nous retrouvons souvent pour que les nouveaux puissent puiser l’amitié qu’ils cherchent. Ces rencontres informelles réunissent souvent de 50 à 200 personnes. Nous grandissons en nombre et en force En 2003, les AA comptent plus de 100 000 groupes*.
Un alcoolique en pleine cuite est un être déplaisant. L’entreprise de persuasion que nous devons engager auprès des alcooliques est parfois éreintante, parfois drôle ou parfois tragique. L’un d’entre eux s’est suicidé chez moi. Il ne pouvait ou ne voulait pas comprendre notre mode de vie.
Nous nous amusons aussi énormément. Peut-être que certaines personnes seraient offusquées par ce qui semble être de la frivolité et un manque de sérieux. Sous ces apparences, nous sommes pourtant d’une gravité implacable. La foi doit accomplir son œuvre vingt-quatre heures sur vingt-quatre en nous et par nous, ou nous périrons.
La plupart d’entre nous croient qu’ils n’ont plus à chercher l’Utopie. C’est ce que nous avons, ici, maintenant.
Tous les jours, les propos que mon ami m’a tenus dans notre cuisine sont répétés et transmis pour former un cercle de plus en plus grand, porteur d’un message de paix et de bonne volonté.
Bill W., un des fondateurs des AA, mort le 24 janvier 1971
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